Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La rage ingouvernable des jeunes nationalistes corses

Sophie Joubert, l'Humanité
Chaque plan est posé, réfléchi, presque théâtral, pour saisir la complexité et les enjeux du mouvement nationaliste. Pyramide distribution

Une vie violente Thierry de Peretti France, 1 h 47
Après les Apaches, Thierry de Peretti filme la violence politique qui a secoué la Corse dans les années 1990. Portrait d’une génération sacrifiée et d’une société minée par les traditions.

Une vie violente

Thierry de Peretti
France, 1 h 47

une vie violente,thierry de perettiLa Corse est une ogresse qui dévore ses enfants. Comme dans une tragédie antique, on sait que le héros, incapable de se soustraire à l’oracle, trouvera la mort au bout du chemin. Paris, 2001. Stéphane (Jean Michelangeli) est au vert, seul dans un grand appartement. Apprenant la mort de Christophe, son ami d’enfance et frère de lutte, il rentre en Corse pour l’enterrement. Il sait qu’il ne repartira pas vivant. Flash-back. Un soir de Noël, ­Stéphane, jeune bourgeois, étudiant en science politique à Aix, accepte de faire passer des armes sur le continent. Rapidement arrêté, il se retrouve en prison. C’est là qu’il se radicalise et rencontre ses futurs compagnons d’armes.

Le nationalisme corse est à un tournant de son histoire. À la suite de la répression du gouvernement français après l’assassinat du préfet Érignac (1998), les militants durcissent leurs actions, soutenus par la ­population. Opposés aux liens avec le grand banditisme, une poignée de dissidents forment Armata Corsa, un groupe mené par François Santoni et Jean-Michel Rossi. Tous deux seront assassinés.

Des corps et des visages filmés au plus près

Le personnage de Stéphane est inspiré de Nicolas Montigny, jeune militant nationaliste assassiné à Bastia en 2001. « Nous avions le même âge. Je ne l’ai pas connu, même si nous avions des amis en commun », explique Thierry de Peretti. Stéphane, contrairement à certains de ses camarades, aime les gens qui pensent. Il lit Fanon et Dostoïevski en prison, s’affirme révolutionnaire, marxiste et anticolonialiste, refuse de n’être qu’un homme de main. Il conçoit l’amitié à la vie à la mort, ce qui, en Corse, n’est pas un vain mot.

Thierry de Peretti, né à Ajaccio, explore les contradictions d’une jeunesse schizophrénique, ancrée dans le présent et plombée par les traditions et les vengeances anciennes. Un soubassement millénaire, sanglant qui mine les fondations de la ­société. Dehors, les jeunes gens boivent et fument, se fondent dans la culture de masse. Dedans, les appartements aux volets clos et aux tapisseries passées semblent n’avoir pas bougé depuis des décennies. On est dans Colomba et dans le Parrain. À un entre-soi viril, parfois caricatural, s’oppose le monde des femmes, mères, épouses ou petites amies, qui voient, impuissantes, leurs hommes tomber les uns après les autres.

Les bombes explosent dans la nuit bastiaise. Les attentats se multiplient sur l’île et sur le continent, la loi du talion se substitue à la justice. Dans les salons parisiens, les dirigeants de la nouvelle organisation rencontrent le ministre de l’Intérieur, le préfet, le patron d’un groupe public de télévision. Thierry de Peretti et son coscénariste, Guillaume Bréaud, restituent la complexité des enjeux au sein du mouvement nationaliste, les liens troubles avec l’État, la guerre des chefs, la lutte à mort entre les différents courants. Chaque plan est posé, réfléchi, presque théâtral. Le réalisateur et sa chef opératrice, Claire Mathon, filment au plus près des corps et des visages, saisissent l’inquiétude, la détermination, l’enfermement. La violence, explicite quand des assassinats sont commis de sang-froid, irrigue tout le film. Mais ce qui intéresse Thierry de Peretti est la mise en scène de la parole, des questionnements : qu’est-ce qu’une cause juste ? Le recours à la violence est-il légitime ? Comment financer la cause, quitte à pratiquer les braquages, le racket et l’impôt révolutionnaire ? Comment éviter que les intérêts personnels prennent le pas sur le collectif ?

Une vie violente raconte aussi l’impossible transmission. Fascinée par le nihilisme de Kurt Cobain, cette jeunesse corse a vécu intensément, sans connaître toute l’histoire de la cause qu’elle servait, en minimisant l’action de ses pères. Dans un ultime face-à-face, la mère de Stéphane (Marie-Pierre Nouveau, magnifique) rompt enfin le ­silence, avoue son passé de militante, regrette d’avoir manqué l’éducation politique de son fils. Il est déjà trop tard. « La rage est ingouvernable », dit Stéphane en voix off, marchant à découvert dans les rues de Bastia. Avec ce beau film, fier et douloureux, Thierry de Peretti ravive la mémoire d’une génération sacrifiée, la sienne.

Journaliste
 

Les commentaires sont fermés.